L’open data, une solution pour remédier à la défiance des Français envers la justice ?
L’open data des décisions de justice permettrait de contrebalancer le désamour qui règne entre la justice et les citoyens français, estiment certains. Les « legal tech », quant à elles, se tiennent prêtes à relever le défi de la « justice 2.0 ».
C’est peu dire que les Français et leur justice ne filent pas le parfait amour. D’après un sondage réalisé en octobre 2019 par l’Ifop, en partenariat avec L’Express, « une courte majorité » de sondés (53 % seulement, soit deux points de moins qu’en 2011) déclare faire confiance aux tribunaux tricolores, « plaçant cette institution loin derrière les hôpitaux (85 %), l’armée (83 %), l’école (77 %) ou encore la police (75 %) ».
Etat de droit
Sachant le peu d’amitié que les Français entretiennent en général pour ces ministères, la faible majorité engrangée par la justice apparaît d’autant plus pâle. Sans compter, d’ailleurs, les 62 % de sondés qui considèrent que le fonctionnement des tribunaux est à revoir – un chiffre toutefois en baisse par rapport à 2011 (72 %) –, ni les ratios drastiquement à la baisse concernant les bonnes appréciations. A la question « pensez-vous que les juges sont compétents ? », 70 % répondent par exemple par l’affirmative, soit une baisse de 12 points.
Plus que l’institution, ce sont d’ailleurs les personnes elles-mêmes qui sont pointées du doigt par le sondage. Puisque seule une courte majorité estime que les juges ont « une conduite moralement irréprochable » (52 %, – 8 points par rapport à 2011) ou qu’ils sont « indépendants des intérêts économiques » (51 %, – 2 points). Enfin – et c’est peut-être le pire –, moins d’un Français sur deux considère que les juges sont neutres et impartiaux dans leurs jugements (47 %, soit une baisse de 10 points) ou indépendants du pouvoir politique (45 %), tandis qu’un tiers à peine estime qu’ils prononcent des peines adaptées (34 %, – 8 points là aussi).
Parce que la démocratie est notamment fondée sur un appareil judiciaire performant et digne de confiance, il est urgent, pour certains, que la France revoie sa copie, régulièrement raturée par le Conseil de l’Europe, qu’il s’agisse des moyens accordés aux tribunaux, de l’accessibilité en ligne des informations à destination des justiciables ou des décisions de justice.
Open data et justice
« Lorsque les juridictions […] rendent des décisions contradictoires ou extrêmement différentes alors que les données factuelles et juridiques sont similaires, voire identiques, la sécurité juridique s’éloigne, et la confiance des justiciables […] s’étiole », affirme par exemple Christophe Roquilly, professeur de droit à l’EDHEC Business School, dans une tribune publiée par le site The Conversation en septembre dernier. Selon lui, pour améliorer les rapports entre les Français et leur justice – soit l’accessibilité et la transparence de celle-ci –, rien de mieux que la « justice prévisible ».
Loin d’être un concept orwellien tiré de 1984, la prévisibilité des décisions de justice est un outil sérieux auquel réfléchit la Cour de cassation – soit le plus haut degré de l’appareil judiciaire et pénal en France. Celle-ci vient d’ailleurs de lancer un projet de recours à l’intelligence artificielle « en vue de déterminer l’existence de divergences jurisprudentielles dans ses propres décisions ou celles des cours d’appel », révèle Christophe Roquilly. Qui estime l’ « augmentation » de la justice française d’autant plus légitime que les articles 20 et 21 de la loi pour une République numérique, entrée en vigueur le 7 octobre 2016, « prévoient que les jugements rendus par ces juridictions soient mis à la disposition du public à titre gratuit ».
Globalement, c’est l’open data (ou « accessibilité des données ») qui est requise par un certain nombre de praticiens du droit, comme c’est d’ailleurs le cas dans bien d’autres domaines. Comme le rappelle l’avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation Guillaume Hannotin, dans une tribune au Monde publiée en mars 2019, l’action publique, et donc la justice, se doivent d’être transparentes et, pour ce faire, de prendre le train de la révolution numérique en marche. Il en va, selon lui, du principe d’égalité même sur lequel est basée toute décision juridique, principe dont le respect plus ou moins fiable fait aujourd’hui vaciller la confiance des Français dans leur justice et ses représentants.
« Asymétrie d’information »
Ces derniers, d’ailleurs, loin de voir leur travail sucré par le développement d’une « justice numérique », gagneraient à ce que l’open data « inonde » les tribunaux. C’est ce qu’affirmait en 2017 déjà Elisabeth Blanc, la première présidente de la cour d’appel de Metz, qui insistait sur l’ « effort supplémentaire de pédagogie de la part du juge », à l’heure où l’on questionne le libre accès à l’information judiciaire sur les plateformes numériques. Qui se sont développées à vitesse grand V (Doctrine.fr, Demander Justice, Call a Lawyer etc.) ces dernières années, comme le rappelait le magistrat Antoine Garapon au Figaro en 2018 : « Grâce aux métadonnées, ces assistances juridiques en ligne fournissent une réponse individualisée, sans même que le citoyen se déplace dans un cabinet ou au tribunal », plaidait-il en leur faveur.
De fait, si ces nouveaux outils numériques permettent aux professionnels du droit de gagner en efficacité, ils permettent aussi aux citoyens – et justiciables – de mieux connaître leurs droits. Ils leur offrent la possibilité de rédiger eux-mêmes certains actes juridiques, comme des testaments par exemple, ils réduisent par conséquent « l’asymétrie d’information qui existait jusqu’alors entre particuliers et professionnels du droit », résumait Antoine Garapon.
2020 pourrait ainsi être l’année de la « justice 2.0 » en France. Longtemps réfractaires à l’émergence de nouveaux acteurs, les éditeurs juridiques eux-mêmes semblent fin prêts à prendre le train de l’open-data en marche. Certains plus que d’autres : le groupe Lefebvre Sarrut accompagne ainsi la Cour de cassation sur le sujet déterminant de l’anonymisation des décisions de justice.
Un projet de décret visant à mettre en place l’open data dans les décisions des tribunaux et, surtout, à l’encadrer, a par ailleurs été publié, fin novembre dernier, sur le site Internet du ministère de la Justice. S’il entre en vigueur, un accès devrait être offert à toutes les décisions de justice, gratuitement et en ligne, moyennant leur anonymisation – en vertu du respect de la vie privée des personnes concernées. Les « legal tech », qui misent sur le développement du numérique dans la matière juridique, se tiennent prêtes.