Côte d’Ivoire : le marché de la bière en pleine ébullition
Leader sans partage du marché de la bière en Côte d’Ivoire, le groupe français Castel livre un véritable bras de fer à Heineken depuis l’arrivée du brasseur néerlandais dans le pays. Une guerre d’image certes, mais surtout de gros sous alors que l’économie ivoirienne poursuit son insolente croissante.
En implantant un site de production près d’Abidjan en novembre 2016, Heineken a provoqué un cataclysme sur le marché de la bière en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone. Jusqu’ici, le secteur était chasse gardée du groupe Castel, qui en détenait le quasi-monopole depuis plus de 60 ans (90 % de parts de marché). L’arrivée du concurrent néerlandais n’est pas passée inaperçue dans le pays, où la « Drogba », le surnom de la bière Bock, est très populaire.
La pub de la bière Bock avec Drogba
Façon le gars a dit **Drogba** 😂 #priceless #yopougon #civ pic.twitter.com/Y8LvVTNxbm— Esprit Ivoirien 🇨🇮 (@Esprit_225) 18 février 2018
Avec sa marque « Ivoire » et les 150 millions d’euros investis pour produire 1,6 million d’hectolitres par an sur les 3 millions du marché ivoirien, le nouveau venu s’est lancé dans une bataille déclarée, qui s’est vite transformée en lutte acharnée. Dans les rues de la capitale économique, les deux marques rivalisent par la taille et le nombre des panneaux publicitaires, tout comme l’ingéniosité des slogans. « Cela devient un peu n’importe quoi, sur chaque rue, chaque carrefour, nous avons une publicité géante pour l’une et l’autre […]. Je n’ai jamais vu ça », témoigne Yacouba, un habitant d’Abidjan, dans les colonnes du magazine Challenges.
Également omniprésent sur la devanture des bars, l’affrontement entre les deux rivaux a pris une telle ampleur que le gouvernement leur a demandé de calmer le jeu. En mai 2017, plusieurs panneaux de Brassivore, la brasserie d’Heineken, ont en effet été arrachés à Grand-Bassam. Certains distributeurs ivoiriens auraient même subi des pressions pour ne pas vendre la bière Ivoire… « Nous sommes passés d’un monopole à une situation de concurrence à laquelle nous n’étions pas préparés », s’excuserait presque Francis Batista, directeur général de Solibra, la filiale ivoirienne de Castel. L’intrusion d’Heineken sur les terres historiques de la maison française n’est pas sans conséquence pour le groupe, qui a dû revoir à la baisse ses tarifs afin de s’aligner sur ceux du Néerlandais. Bénéfique pour les consommateurs, la situation a eu le mérite d’équilibrer les prix, qui fluctuaient selon la saison. Bien décidé à se faire sa place sur le marché ivoirien, le groupe Heineken a lancé en décembre dernier le projet Krispi, en collaboration avec le ministère de l’Agriculture et l’agence allemande de coopération internationale (GIZ), qui vise à développer la filière riz dans le pays, matière première pour la fabrication de la bière. Revendiquant déjà 25 % de parts de marché en Côte d’Ivoire, la marque batave a inauguré une deuxième ligne de production locale en 2017, soit trois ans plus tôt que prévu.
L’empire Castel veut continuer à profiter de la croissance ivoirienne
Pour tenter de conserver son leadership, Castel ne lésine pas sur les moyens. Après avoir racheté les Brasseries ivoiriennes pour 49 millions d’euros début 2015, le groupe tricolore a investi 42 millions d’euros sur le marché ivoirien en 2017 et prévoit d’en dépenser 30 millions supplémentaires cette année. Une goutte d’eau pour l’empire fondé à Bordeaux en 1949 par Pierre Castel, alors simple négociant en exportation de vin vers l’Afrique. Rapidement, la petite affaire familiale s’est diversifiée dans l’ensemble des activités du secteur viticole (conditionnement, production, distribution, marketing et vente à distance), mais aussi dans celui de la bière et des boissons gazeuses. La multinationale vend à présent vend plus de 600 millions de bouteilles par an à travers le monde. Devenu la neuvième fortune de France avec 11,5 milliards d’euros de patrimoine en 2017, Pierre Castel détient la chaine de cavistes Nicolas, plusieurs marques de vin (Malesan, Roche Mazet, Vieux Papes et La Villageoise) ainsi que plusieurs brasseries dans une vingtaine de pays d’Afrique francophones comme le Maroc, Madagascar, le Cameroun et la Côte d’Ivoire. Et s’il défend aussi âprement ses positions sur le florissant marché ivoirien, c’est parce que le pays possède l’une des économies les plus attractives d’Afrique et même du monde.
Premier producteur mondial de cacao, la Côte d’Ivoire affiche une croissance annuelle moyenne de 8,9 % sur les cinq dernières années, selon les statistiques de la Banque mondiale. Dans son récent rapport intitulé « Aux portes du paradis », l’organisme a classé l’économie ivoirienne en deuxième position parmi les pays d’Afrique au taux de croissance le plus rapide, et quatrième dans le monde. Avec une croissance de 7,6 % de son PIB en 2017, Yamoussoukro a mieux résisté au ralentissement généralisé que ses voisins africains malgré la chute de 35 % des cours du cacao. Même les économies africaines les plus dynamiques sont distancées, comme le Sénégal (6,8 %), le Rwanda (5,2 %) et le Kenya (4,9 %). Et les perspectives demeurent très favorables pour les deux années à venir, avec un taux estimé à 7 % par l’institution de Bretton Woods. Visant l’émergence d’ici 2020, l’État présidé depuis 2011 par Alassane Ouattara a initié de nombreux chantiers pour développer ses infrastructures et parachever son industrialisation. En prévision du doublement de la production énergétique, les autorités ivoiriennes ont inauguré l’autoroute du Nord en 2013, qui est actuellement en cours de prolongement. Le port d’Abidjan, premier d’Afrique de l’Ouest, va prochainement se doter d’un second terminal à conteneurs, tandis qu’une ligne de métro devrait également voir le jour en 2022. « Les réformes et les politiques récemment mises en œuvre ont redonné confiance à l’économie ivoirienne », souligne Olivier Cornock, cadre au sein du cabinet d’intelligence économique Oxford Business Group (OBG). Et à voir les efforts consentis par les géants de la bière pour développer leurs parts de marché, la tendance n’est pas près de s’inverser.